
Le vieil homme a les mains usées mais robustes. Muni de l’outil tranchant qui lui sert de couteau, il creuse une nouvelle encoche dans la parois de bois qui craque sous les états d’âme d’une mer maussade. Le court trait vertical vient s’aligner aux autres, comme dans une œuvre aborigène. Le geste est répété quotidiennement avec d’infimes variations mais les premieres entailles commencent déjà à s’estomper. Le temps se fait long. Deux cent soixante-dix-huit jours se sont écoulés depuis que la tempête s’est abattue sur la contrée. La pluie n’a cessée de déferler durant les quarante premiers jours, battant inlassablement la coque du cargo qui a résisté miraculeusement sous la pression des flots. Un hublot à l’étage supérieur permet d’entrevoir le monde. Malheureusement, le seul spectacle qu’il offre est celui de la désolation. Des eaux sombres à perte de vue se confondent avec l’horizon. Quant aux cimes, elles ont été englouties sous les vagues. Plus un signe de vie. Le ciel est d’airain. Impossible de capter une onde radio. Les réserves de nourritures s’épuisent. Il faut rationner, tenir les comptes, s’affairer aux tâches ménagères, nourrir le bétail, entretenir le navire, replacer maintes fois le cadre de la photo de famille accroché au mur d’une maison qui vacille et aussi déjouer les pièges de la cohabitation forcée.
Noé plonge la main dans l’une des poches de son manteau et en retire le cliché. On y voit un homme fier, de plein pieds, devant une charpente de bois, le squelette de ce qui semble être une construction navale titanesque et une forêt en retrait. Le souvenir du passé s’évanouit peu à peu, remplacé par les préoccupations des jours à venir. Combien de temps encore faudra-t-il à Dieu pour détourner son courroux de l’humanité ? Et si les voix qui m’ont poussé à construire cette embarcation n’étaient que le fruit de ma folie ? Me voilà maintenant pris au piège entre les quatre murs d’une prison flottante, sans savoir ce que me réserve le lendemain.
Un morceau de miroir piqué par l’humidité est suspendu au mur. D’un révère de main, Noé essuie son front puis ferme le robinet. Les paumes de ses mains appuyées sur le rebord de la faïence, il scrute le reflet d’un visage marqué par le doute.
Vérité historique ou conte à vocation pédagogique, Noé et son arche ont toujours suscité une certaine fascination. La Science, l’Histoire et l’Eglise ont provoqué de nombreux débats autour de ce récit universel, chacun essayant de prouver ou réfuter la véracité d’un tel événement. On veut affirmer l’existence d’une suprématie divine ou la nier. Il faut trouver une raison à tout, de la question la plus banale à la plus inattendue des pandémies. Car ce qui nous échappe inquiète. Alors certains prônent une humanité au contrôle. D’autres, au contraire, voient dans nos limites, une opportunité pour l’intervention du divin.
En 2014, Darren Aronofsky porte à l’écran le fameux récit biblique. Il en fait une fresque catastrophique, tantôt mystique et pour le coup sujette à interprétation. On est loin de la representation idéaliste et merveilleuse que Disney proposait dans Fantasia 2000. Ici, les animaux ne se rangent pas deux par deux comme une classe d’enfants sages, sans se douter du triste sort qui guette notre belle planète. Russel Crowe y interprète un patriarche en proie au doute et à la colère. Obsédé par sa mission divine, ce père s’acharne à tirer toutes les ficelles du sort de l’humanité. Il faut protéger ce monde du mal qui l’empoisonne, quitte à sacrifier la chair de sa chair.
Selon les textes sacrés, l’arche aurait dérivé pendant trois cent soixante-quinze jours exactement avant de s’accrocher à la cime d’une montagne. Si notre protagoniste était un homme pieux, il n’en restait pas moins humain. L’espoir de retrouver la terre ferme s’était-il dissipé alors que la nuit tombait à nouveau ? A bord du vaisseau, les tâches devenaient répétitives. Il fallait faire preuve d’inventivité. Le miracle Netflix n’existait pas encore. Il n’y avait ni four ni batteur électrique. Tant pis pour les cookies. Une partie de Scrabble aurait pu égayer un après-midi maussade mais au lieu de ça, la routine commençait à échauffer les esprits. Noé pris au piège avec sa femme et ses enfants, au beau milieu des singes et des serpents. Devenu charpentier, puis gardien de zoo, il doit alors réapprendre tout, rationner ses réserves, mettre en place de nouvelles habitudes, vaincre l’incertitude et la peur du silence.
2020, la terre entière a les yeux rivés sur son écran de télévision, la bouche bée, le temps s’arrête, les visages se figent. L’homme tout-puissant se retrouve face à une catastrophe planétaire qui engloutit ses rêves et contrecarre ses plans. Riche ou modeste, érudit ou bon-vivant, chacun embarque à bord du même bateau, à la dérive des circonstances et du bon vouloir de cette puissance maléfique qui semble nous pourchasser jusque dans nos tours d’ivoire. Alors qu’il suffisait d’un clic pour partir au bout du monde et échapper à l’ennui du quotidien, nous voilà pris au dépourvu, impuissants, tel un boxeur envoyé au tapis, le visage ensanglanté par le coup de poing fulgurant de son adversaire. Doit-on abandonner à jamais l’espoir d’un monde meilleur ?
L’auteur Paulo Coelho nous fait remarquer : “ Si vous pensez que l’aventure est dangereuse, essayez la routine; elle est mortelle. ” Car l’Homme est fait pour l’aventure. Privez-le d’ambition, de rêve, de découverte, il meurt. L’inconfort de nos quatre murs doit nous pousser à franchir le cap. Notre survie en dépend. Elle se trouve dans la résilience, cette capacité à se relever, se réinventer. Si la mort frappait à notre porte, que celle-ci devienne la source de notre salut, qu’elle nous rappelle la brièveté de la vie et la valeur de chaque moment, que chaque défaite est une nouvelle opportunité pour la victoire qui ne saurait tarder.
Lorsque la sécheresse accable nos terres, le désespoir doit nous pousser à prier pour la pluie. Maudire les circonstances n’en est que vain. Nous devons lâcher prise et faire confiance au divin. Comme le déclarait l’écrivaine et philanthrope Hannah More, “ Il n’est pas tant important de tout savoir que de connaître le valeur exacte de chaque chose, d’apprécier ce que nous apprenons, et de faire avec ce que nous savons. ”