La tension est palpable dans la pièce. L’air est devenu moite, presque étouffant. La gorge nouée, je dévisse le bouchon de ma gourde et reprends un peu d’eau dont j’élimine le surplus d’un revers de main. “ La Yakoutie attaque le Kamchatka avec trois dés ”. Dans mon imagination, j’entends le sifflement des tirs incessants qui paralyse mes armées. “ Le Kamchatka riposte avec un dé ”. Les yeux rivés sur la carte, j’ose à peine croiser le regard de mon adversaire au risque de révéler l’incertitude qui s’abat sur moi. L’ennemi est bien déterminé à repousser mes troupes dans leurs tranchées. Alors que mes infanteries épuisées peinent à garder l’Asie sous contrôle, je tente une échappée pour atteindre les montagnes alaskiennes. Les cavaliers et les canons ennemis se multiplient à la frontière ukrainienne formant un rempart dont la chute semble maintenant compromise. Je suis seul dans cette guerre impitoyable. Face à mes deux adversaires qui ont proclamé une alliance, je dois ruser de stratégie politique et garder mon sang froid.
Peu d’options s’offrent alors à moi. Pour survivre, je dois impérativement couper les vivres de mon adversaire et empêcher le ravitaillement de ses troupes. Mes yeux parcourent la carte à la recherche d’une faille. Il me faut regagner du terrain. L’unique infanterie ennemie qui campe en Europe de l’Est est la seule chance qui me reste. Il faudra alors me rendre vulnérable et sacrifier quelques troupes au Moyen-Orient au risque de subir une intrusion de la cavalerie égyptienne qui monte la garde de l’autre côté de la mer rouge. Une décision qui pourrait s’avérer fatale pour mon armée et régler mon sort en quelques tours seulement.
Good morning risk.
Ce matin, j’étire mes bras au saut du lit. Mon visage se déforme sous la mécanique naturelle d’un long bâillement. Une nouvelle journée s’annonce, belle et pleine de risques. Traverser la route. S’interférer lors d’un conflit physique. S’essayer à la confection d’une crème brûlée. Investir en bourse. Plonger d’une falaise dans les eaux turquoises et glaciales d’une calanque. La prise de risque est en fait permanente. Mais il est des risques moins évidents et pourtant capables de transformer le cours d’une vie. Monter dans une barque de fortune pour fuir l’enfer politique d’une dictature locale. Dire oui et vouer sa vie sans savoir si les sentiments seront toujours présents et réciproques dans dix ou trente ans. Quitter le confort d’une multinationale pour entreprendre. Rester au chevet d’un être cher plongé dans le coma. Croire en Dieu. Ne pas croire en Dieu.
Selon C. S. Lewis, célèbre auteur des Chroniques de Narnia, la prise de risque est liée à la conviction. “ Seul un véritable risque est capable de tester la réalité d’une conviction ”. La prise de risque n’est donc pas une réponse naïve et insensée à notre quête de bonheur mais une mise en pratique des convictions qui nous animent. C’est d’ailleurs le plus souvent face à l’impossibilité, l’injustice ou la catastrophe, que notre cœur démuni et dépouillé d’artifices nous poussera à nous ressaisir de cette bravoure, une bravoure enfouie au plus profond de nous-mêmes. Il faut alors abandonner nos incertitudes, apprendre à lâcher prise. La prise de risque devient ainsi une déclaration souvent stimulée par la conviction de quelque chose de plus grand et de meilleur.
Dans son évangile, Jean, l’un des disciples de Jésus, fait mention d’une femme malade depuis douze années. Elle a dépensé une fortune en remèdes, toqué à la porte de nombreux charlatans, consulté des experts en la matière qui n’osent prononcer le verdict. Pour elle, la science restera impuissante. Contre leur grès, ces médecins deviendront messagers de la mort. L’issue fatale qui guette cette femme en détresse devient alors l’opportunité dont elle doit se saisir. Il y a un prophète qui séjourne en ville, certains racontent qu’il a rendu la vue à un aveugle, d’autres qu’il a marché sur l’eau. Et si ce n’était qu’un charlatan de plus, prêt à dérober le peu d’espoir qui lui reste ? Certains disent qu’il est le Fils de Dieu. Sur la place publique, dans l’euphorie de la curiosité qui envahit la population locale, cette femme va braver les interdits. Son premier crime : être une femme. A l’époque, cela voulait dire peu de droits, pas d’accès à l’éducation, encore moins au droit d’expression ou à la prise de position. Son deuxième crime : sa maladie qui la qualifiait d’impure selon la loi. L’abstinence sexuelle n’était pas un choix mais une triste condamnation inculquée par la tradition. Au milieu de tous ces hommes, elle se fraye un chemin. “ Si seulement je pouvais toucher le bord de Son vêtement, alors je serai guérie ”.
Le miracle a lieu. L’incertitude et la douleur font place en un instant à un nouvel espoir, un espoir qui n’aurait jamais vu de concrétisation si la résignation était devenue maîtresse. Si la lutte reste perpétuelle dans le cœur de l’Homme, l’issue n’en est jamais figée. Au contraire, elle dépendra du réalignement de ses aspirations avec celle du divin. On appelle ça la foi.
Le miracle n’est pas si loin.
Alors que je perce cette faille, mes armées regagnent du terrain. L’un après l’autre, je reprends chaque pays que je pensais perdu. Sans pouvoir réapprovisionner ses troupes, mon ennemi se replie, se résigne. Il a fallu douter, il a fallu croire, il a fallu combattre mes propres pensées et me voilà fier et triomphant, tel un Neil Armstrong en apesanteur qui enfin réussit à déployer son drapeau devant les yeux de tout une planète en suspens. Et si les conflits auxquels on peut faire face, n’étaient qu’une opportunité pour révéler le meilleur en nous ?
Exactement ce dont j’avais besoin ce soir. Apprendre à prendre des risques est sûrement une des choses que l’école nous enseigne le moins. Si seulement nous étions mieux équipé pour faire face à la vie, la vraie. Merci pour cet article !
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